En attendant Gödel …
" Des questions et des interrogations sonnent aujourd'hui le besoin urgent d’une renaissance de l’économie, d’une reconstruction de la méta-économie, à la lumière des mathématiques qui sont passées, elles aussi, par un stress-test, une onde-de-choc nommée Gödel. "
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« Le sort de la bougie est de brûler. Quand monte l’ultime volute de fumée, elle lance une invite en guise d’adieu : "Entre deux, sois celui qui éclaire" » François Cheng
Étymologiquement dérivée de cura, le "soin", la curiosité apparaît tantôt comme un louable désir de connaître, manifestant la dignitas hominis, tantôt comme la recherche insatiable de vaines nouveautés ou de vérités hors de portée de la condition humaine.
Aujourd’hui, la curiosité du moment nous vient du soleil levant, elle se prénomme Haïku. Et j’ai bien envie de la partager avec vous.
Né au Japon à la fin du 17° siècle, le Haïku est un petit poème extrêmement bref visant à dire et célébrer l'évanescence des choses. C’est une forme de poésie très codifiée à forte composante symbolique. Il doit pouvoir se lire à voix haute en une seule respiration. Il faudrait le lire deux fois. Une 1ère fois pour la surprise et une deuxième pour l’attention.
Le Haïku est par excellence la capture de l’instant présent dans ce qu’il a de singulier et d’éphémère, en ce monde où se côtoient permanence et impermanence. Il est peinture de « l’ici et maintenant », de l’ordinaire saisi avec une extrême simplicité afin de restituer toute la poésie de l’émotion offerte aux sens. Le Haïku comme antidote au (re)confinement. En attendant le vaccin. En attendant Godot !
« Sans savoir pourquoi, J'aime ce monde, où nous venons pour mourir » Natsume Sôseki
En matière de poésie, on nous dit que les mallarméens commencent par la fin et font disparaître le réel au profit du verbe. Par contre, les auteurs de haïkus, eux, commencent, à l’inverse, par le début, ils saisissent le réel dans l’une de ses manifestations et utilisent le verbe au profit des images qui génèrent la sensation enfuie. Ils présentifient la disparition, ils actualisent la fugacité, ils fixent le mouvement, ils nomment l’éphémère, ils montrent l’à peine visible. Le Haïku est l’ultime parole avant le silence.
C’est aussi le dernier verbe juste avant le mutisme. Ce style apprend à voir ce qui advient de façon minimale, microscopique. Ne plus voir le monde de la même manière, mais le saisir comme un prétexte à connaître les frissons du réel. Cette connaissance par les pointes, et non par les gouffres, génère une sagesse primitive. Le Haïku dit pour n’avoir plus à dire, il manifeste pour laisser une trace qui s’estompe et disparaît – comme le réel. Il est un éclat de langage transcendant.
« Ah ! Mille flammes, un feu, la lumière, une ombre ! Le soleil me suit ». Paul Éluard
On a tous rêvé d'un exil qui dépayse jusqu'à la nostalgie, d'un énoncé manifeste qui ose de déroutants alliages : l'âpre et la joie, le silence et la lucidité, la mort et les nuages, les oiseaux et les larmes, l'émoi et les étoiles... On apprend très vite que les mots n'en finissent plus de renaître. Des âmes errantes ou du phénix, on ne sait qui mène la danse. Mais il suffit de la splendeur d'un soir pour que l'univers entier résonne en nous soudain. La fulgurante beauté nous délivre de la fragilité humaine : Car tout est à revoir, tous les rires, tous les pleurs, toutes les gloires, tous les oublis...
“Know HOW to think it empowers you far beyond those who know only WHAT to think.” Neil De Grass
Revenons quelques instants sur notre belle terre… et donnons la parole au locuteur du moment.
Après une cohabitation de plusieurs mois, nous commençons à développer une certaine affinité avec Miss Pandémie. Il y a, de temps en temps, un coupe-circuit mais le courant passe, alternativement bien ! Nous avons appris avec enchantement qu’elle n’aime pas les vacances, qu’elle veut continuer à jouer à cache-cache. Elle s’amuse à être espiègle. Elle a surement des origines orientales.
Avec cette ligature insidieuse, une belle chose a vu le jour : Le temps long généré par le confinement a permis de consacrer une plus grande place à la lecture, à cette capacité rédemptrice que procure la rencontre d’un auteur et de son univers. C’est dans un moment difficile – tel celui que nous traversons – le besoin de se rattacher à des paroles de vérité se fait sentir , sans doute l’envie de conjurer sa propre finitude.
Aujourd’hui, l’oïkonomia, l'art de bien administrer une maison, de gérer les biens d'une personne, puis par extension d'un pays, nous interpelle, ou plutôt, son méta algorithme pose question.
«Un économiste est un expert qui saura parfaitement vous expliquer demain pourquoi ce qu’il a prévu hier ne s’est pas passé aujourd’hui » Kenneth Boulding,
Au dix-huitième siècle, les praticiens de l'économie, autrement dit la façon dont les gens se débrouillent pour gagner leur vie, ont décidé d'aligner leurs recherches sur les sciences dites «dures», en particulier la physique, par opposition aux sciences «humaines» comme l'histoire et la culture. Leur ambition était de construire une «physique» de la société dans laquelle les structures sociales seraient tout aussi soumises à des lois invariantes que les structures naturelles. Autrement dit, la loi de la gravité, qui explique l'orbite des planètes autour du soleil, a trouvé sa contrepartie en économie dans la loi de l'intérêt personnel, qui est censé assurer l'équilibre des marchés.
Ce faisant comment ne pas reprocher à l'économie son manque de réalisme et le fait d’avoir produit des «modèles» de comportement humain qui sont au mieux des caricatures et au pire des parodies de la réalité ? Comment ignorer le fait que dans leur tentative d’établir des lois universelles, les économistes ont volontairement ignoré les particularités de l’histoire et de la culture ? Peut-on grandir durablement en ignorant ses racines ? Des racines et des ailes. The higher the tree, the deeper are the roots.
« Qui suit un autre, il ne suit rien, il ne trouve rien, voire il ne cherche rien » Montaigne
Certes, l'économie n'est pas plus exempte de controverses que les autres domaines. Le rôle de l'État dans la vie économique est une question en suspens, remontant au début de l'économie, opposant ceux qui pensent que l'intervention de l'État aggrave les performances économiques à ceux qui croient le contraire. Une autre question en suspens d'une importance particulière aujourd'hui est celle de savoir pourquoi l'écart entre riches et pauvres dans tous les pays se creuse. S'agit-il des talents supérieurs des riches ou plutôt de leurs avantages socio-économiques cumulatifs?
Les débats sur ces questions sont féroces. Ils donnent lieu parfois à des mouvements politiques de réaction, de réforme et de révolution. Mais au niveau intellectuel, ils sont régis par un protocole que les participants considèrent comme contraignant: qu'un meilleur raisonnement et de meilleures preuves - en d'autres termes, une meilleure science - peuvent en principe résoudre ces arguments. Les préjugés culturels des protagonistes ne sont pas des armes à déployer dans la bataille des idées économiques, car les arguments ad hominem ou ad feminam ne font pas avancer le débat.
Ces questions, ces interrogations, et bien d’autres, sonnent le besoin urgent d’une renaissance de l’économie, d’une reconstruction de la méta-économie. A la lumière des mathématiques qui sont passées, elles aussi, par un stress-test, une onde-de-choc nommé Gödel.
Savez-vous qu’en 1931, un an à peine après avoir terminé son doctorat, le jeune Kurt Gödel (1906-1978) publie à Vienne un article sur les propositions formellement indécidables des Principia Mathematica et des systèmes apparentés. Ce travail de logique mathématique (métamathématiques) va changer l'histoire. Dans l'après Gödel, les mathématiques sont descendues de leur piédestal : on admet maintenant que les formalismes possèdent des limitations intrinsèques et que l'intuition est nécessaire à la pratique des mathématiques. Il existe «une intuition supérieure qui domine la raison raisonnante ». Le résultat de Gödel a bouleversé le champ de la logique et de l'épistémologie des mathématiques.
N’a-t-on pas souvent trépigné d’impatience à la perspective d’entendre une voix qui éperonne la pensée, avec une acuité foudroyante et douce ? Vivement une sagesse qui transmuera le fugace en élixir d'éternité.
En attendant un Gödel en économie, un messie venu de loin, qui nous bouscule, qui nous bouleverse, mais qui nous effleure aussi avec douceur, pour nous annoncer que toujours le monde recommence, n’arrêtons surtout pas d’apprendre, assimilons, faisons siens, ce que célèbre la métaphore filée des abeilles : « Les abeilles pilotent de çà de là les fleurs, mais elles en font après le miel qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine».
« Le grand jour blanc me dénude l’âme ―feuilles mortes » Watanabe Suiha