Le Savetier et le Financier : le rôle de la finance dans la reconstruction de lendemains incertains
Au 13ème siècle, les Génois ont pratiquement inventé la finance moderne. A l'époque déjà, commerce de l’argent, production et échanges de marchandises étaient intimement liés jusqu'à devenir aujourd'hui, une trinité sacrée : Argent, Monnaie, Finance. Que nous dévoile Covid 19 sur le comportement et la valeur de ce trio ? Découvrez les réflexions de Mr Hamid Tawfiki, DG de CDG Capital, sur sa nouvelle tribune.
« Celui qui parle seul espère parler à Dieu un jour. » Antonio Machado
Le temps de lire dilate joyeusement le temps de vivre. Relire, par exemple, les Fables de la Fontaine a été, pour moi, un immense plaisir et un véritable régal ! Comme le dit un adage : un texte de qualité est comme l’or, il dure dans le temps et raisonne avec le présent. Et c’est vrai, Jean de La Fontaine est toujours d’une étonnante actualité, comme tous ses écrits.
Bien souvent oubliées et mises de côté parce qu’on croit à tort les connaître depuis l’école, ces Fables intempestives consistent en un programme à réaliser de toute urgence pour se rendre compte que l’art de La Fontaine est avant tout un art de vie. Ces écrits nous permettent de résister à l’anesthésie des lieux communs et nous proposent une sagesse de la limite.
Jean de la Fontaine nous est précieux, tous les jours, parce qu'il nous donne les mots, parce qu'il nous donne les histoires pour être rapatriés sur terre, dans le monde des Hommes, ce monde humain, trop humain. Avec lui on apprend que la beauté intrinsèque du savoir est aussi du domaine de la poésie et que l’activité poétique est aussi connaissance, car l’une et l’autre reposent sur un tissu commun : l’imagination.
En dehors de tout système, de tout dogme, La Fontaine nous est une béquille, il aide à faire naître la douce habitude, sa paideia caresse le meilleur et le pire. Il mérite largement d'être érigé en saint patron de l'écologie, pas seulement parce qu'il rend une âme aux animaux et même aux végétaux, mais parce qu'il se fait le poète d'une disposition sans laquelle il ne saurait y avoir de véritable sauvetage de la nature: la gratitude, la capacité à remercier, à voir un don dans ce qui nous est donné, dans ce que nous recevons. De grâce donc, faites-vous plaisir, lisez ce fabuliste et savourer la façon dont ce marionnettiste traite de la condition humaine et de la société de son temps.
Pour illustrer notre présente tribune, le choix du conte «Le Savetier et le Financier» s’est imposé naturellement à nous. C’est une fable exquise qui nous transporte dans le monde d’ici-bas et nous interpelle, d'une façon paradoxale, sur le rôle de l'argent. Sa morale du contentement et de la sagesse est, comme d’habitude, si explicitement implicite.
Dès qu’on parle d’argent, on pense à la monnaie. En plus, l’odeur de l’argent nous fait systématiquement humer le parfum de la finance. Mais que dévoile la crise sanitaire sur le comportement et la valeur de ce trio ?
Tout d’abord, un bref rappel historique. Nous savons, tous, que les activités financières apparaissent en même temps que les activités marchandes. Dès le 13ème siècle, alors que s’intensifiaient les échanges entre les Flandres et le nord de l’Italie, les Génois ont pratiquement tout inventé de la finance moderne. Commerce de l’argent, production et échanges de marchandises ont de tout temps été intimement liés. Le couple économie-finance est devenu aujourd’hui totipotent, leur dictionnaire domine le langage d’usage et leur consubstantielle interdépendance est une infection virale.
Aujourd’hui, cette finance moderne a, grosso modo, quatre fonctions: le transfert de la richesse dans le temps, la gestion des risques, la mise en commun des richesses, la production d’Information (prix), le règlement. Ces fonctions consistent à rassembler l’épargne dispersée pour l’affecter à des projets d’investissement dont l’envergure et le risque dépassent ce qui est à la portée des fortunes individuelles. Elles permettent aussi d’offrir à cette épargne une grande variété d’instruments différents par leurs couples rentabilité-risque, et d’organiser un vaste marché d’échange des risques inhérents à tout investissement productif.
Le développement, la diversification et la spécialisation des activités financières participent ainsi pleinement au mouvement général de division sociale du travail. En finançant l’économie, ces activités contribuent incontestablement à l’accroissement de la richesse.
Cela étant dit, revenons à nos moutons (la Fontaine oblige !) et traitons le présent. L’information du moment est : Miss Pandémie & Mr Confinement ont provoqué l’arrêt cardiaque de l’économie presque partout, impliquant de facto une très forte hausse, probablement durable, des besoins de financement des entreprises et des États. Aussi, certaines questions s’imposent-elles à nous : comment se passent le financement des économies pendant et après la crise du coronavirus ? Comment satisfaire ces besoins de financement? Et avec quelles conséquences? Quid de l’équilibre entre l’épargne et l’investissement ? Quelle est la structure de l’épargne et des financements ?
Les États devaient, d’abord, réagir à court terme à la chute de l’activité : prise en charge du chômage partiel, distribution des aides aux vulnérables, garantie des financements de trésorerie, éviter, coûte que coûte, des faillites massives. Ensuite, pour préparer l’avenir post-crise, à plus long terme, les États doivent maintenant relancer l’activité, repenser leur modèle économique, aider les entreprises à investir, contribuer au financement des (re)localisations d’industries stratégiques. Ainsi, avec la baisse des profits, la nécessité de réorganiser les chaînes de valeur et un endettement de survie contracté pendant la crise, nous allons avoir une hausse considérable et durable du besoin de financement des entreprises et des états.
Si, maintenant, la capacité de financement des ménages ne progresse pas du même montant, alors il apparaîtra un déséquilibre épargne-investissement. En outre, tous les états du monde ont besoin d’argent, en même temps, pour financer leur relance. L’argent va devenir rare et donc potentiellement cher.
« When nothing is sure, everything is possible » Margaret Atwood
Quelques éclaircissements s’imposent avant d’aller de l’avant. « Tout fou confond valeur et prix”, disait un poète italien. En effet, il est facile d’assimiler les deux termes comme équivalents, alors qu’en réalité ils correspondent à des choses très différentes : si le prix est une donnée objective et déterminée, la valeur est une donnée subjective spécifique à une personne particulière. Il en va de même pour deux autres termes que l’on peut facilement confondre mais qui sont équivalents à des réalités différentes : argent et monnaie. L’argent est traditionnellement défini comme l’actif qui remplit les trois fonctions suivantes : réserve de valeur, moyens d’échange et unité de compte. Alors que la Monnaie est un instrument qui est converti en monnaie sur la base d’une loi qui le prévoit.
Heureusement, pendant la crise, les ménages épargnent beaucoup car ils ne peuvent pas consommer. Mais après la crise, s’il n’y a pas une hausse de la capacité de financement des ménages, alors il y aura insuffisance d’épargne, pouvant entraîner une hausse des taux d’intérêt, et par conséquent une difficulté pour financer les besoins nouveaux des États et des entreprises.
Les besoins post crise vont conduire à de fortes émissions de dettes des entreprises et de dette publique. Les épargnants peuvent ne pas désirer détenir autant de dette des entreprises et de dette publique dans leur richesse (directement ou au travers des intermédiaires financiers) par rapport aux autres actifs (monnaie, actions cotées ou non cotées, immobilier). Il y aura alors déséquilibre. C’est alors qu’interviennent les États et les banques centrales. Les États garantissent les crédits aux entreprises pour les rendre moins risqués pour les prêteurs. Les banques centrales achètent des dettes publiques (Quantitative Easing) voire des dettes d’entreprises et payent en créant de la monnaie ; ceci permet aux épargnants de détenir davantage de monnaie et non davantage de dettes.
En temps normal, le Quantitative Easing a comme objectif théoriquement de stimuler la demande : les banques, détenant davantage de réserves de liquidité, prêtent davantage ; les ménages, détenant davantage de monnaie, consomment davantage. En théorie ça marche, quid de la pratique made in Pandémie ? Attendons, nous verrons. La confiance ne peut pas se décréter. Elle ne fonctionne pas à l’instruction.
“There are 10^11 stars in the galaxy. That used to be a huge number. But it's only a hundred billion. It's less than the national deficit! We used to call them astronomical numbers. Now we should call them economical numbers.” Richard Feynman
Le déficit public 2020 de l’ensemble des pays de l’OCDE pourrait atteindre près de 14% du Produit Intérieur Brut. On constate, par ailleurs, une augmentation de 70% de la quantité de monnaie offerte par les banques centrales passant de 14 000 milliards de dollars au début de 2020 à 24 000 milliards de dollars à la fin de 2020. Il y a donc une expansion monétaire considérable, et en conséquence la perte potentielle de la valeur de la monnaie, puisque l’offre de monnaie est excessive.
Si un seul pays menait une politique monétaire très expansionniste et augmentait considérablement l’offre de monnaie, la perte de valeur de la monnaie du pays se ferait vis-à-vis des monnaies des autres pays : il y aurait une forte dépréciation du taux de change du pays qui mène seul une politique d’expansion monétaire. C’est ce qu’on observe aujourd’hui dans plusieurs pays émergents.
Cependant, tous les pays de l’OCDE mènent symétriquement cette politique d’expansion monétaire considérable, et en conséquence les taux de change entre les pays de l’OCDE (Etats-Unis, Zone Euro, Royaume-Uni, Japon) restent très stables. Un pays avancé, un pays émergent, le même problème, le même schéma, une solution salvatrice pour l'un, une solution insidieuse pour l'autre. Iniquité mon amour !
Précisons ce concept de perte de valeur de la monnaie. Le cas traditionnel de la perte de valeur de la monnaie est celui lié aux biens et services. Les perdants sont, bien-sûr, les détenteurs de monnaie, on parle aussi dans ce cas de « taxation des détenteurs d’actifs monétaire par l’inflation ». Cependant, de nos jours, on constate, de plus en plus, le fait qu’il n’y a plus de corrélation entre l’offre de monnaie et les prix des biens et services.
Selon un économiste de renom, le cas contemporain de la perte de valeur de la monnaie est celui lié aux actifs financiers -actions, obligations- ou actifs immobiliers. Il s’agit ici de l’inflation des prix des actifs. Cette corrélation entre la quantité de monnaie et les prix des actifs vient du mécanisme de rééquilibrage de portefeuille. Cela conduit certainement à des bulles sur les prix des actifs. Les perdants sont alors ceux qui doivent acheter des actifs à partir d’une détention de monnaie, liée à leur revenu en particulier. Par exemple Les jeunes aujourd’hui, qui doivent épargner en vue de leur retraite future, et acheter un logement demain, seront les perdants.
Comme tous les pays de l’OCDE mènent une politique d’expansion monétaire très rapide. Il va en résulter une perte de la valeur de la monnaie dans les pays de l’OCDE vis-à-vis des actifs financiers et immobiliers. Mais, vaille que vaille, laissons notre esprit vagabonder. Le pire des scenarii serait que la perte de la valeur des monnaies publiques, remplacées par des monnaies (crypto-monnaies) privées comme monnaies de transaction. Pour information, le prix du Bitcoin est passé de 5400 dollars avant la crise à 9400 dollars mi-mai 2020. Avec ce scénario, les banques centrales, qui émettent les monnaies publiques, disparaîtraient donc au profit des institutions émettant les monnaies privées.
La disparition de la demande pour les monnaies officielles publiques comme monnaie de transition générerait une crise épouvantable où les monnaies privées remplaceraient les monnaies publiques, où les prix des biens et services exprimés dans les monnaies publiques seraient en hyperinflation. Le pire n’est jamais certain. Le black swan non plus ! Sauf que la Pandémie était, belle et bien, un cygne noir !
« Ne sutor ultra crepidam ! » « mêlez-vous de votre pantoufle » Apelle
En résumé, l’arrêt et la distorsion de l’économie couplé avec le souci d’éviter des faillites massives pour prévenir une destruction sépulcrale de la machine économique et le besoin de relancer l’économie de manière durable, font que le financement de la reconstruction s’avère être un vrai conundrum pour tous les pays.
Pour les pays avancés, la maturation des marchés de capitaux, le niveau très bas des taux d’intérêt, helicopter money, et la coordination des politiques d’expansion monétaire des banques centrales, leur permettent de dégager des marges de manœuvres et des degrés de liberté pour répondre à leur besoins. Les risques d’instabilité existent et vont augmenter. L’essence de la finance ie la confiance en la monnaie et envers les institutions financières (banques centrales), est peut-être durablement fragilisée.
Pour les pays en développement, espérons qu’une symbiose augmentée avec la nature produira une résilience renforcée ; espérons qu’une utilisation intense du digital pourra accélérer leur histoire ; espérons qu’une souveraineté sereine pourra se conjuguer avec une coopération féconde avec des frères de cœur ; espérons qu’ils retrouvent une confiance en béton dans leur aptitude à gérer de manière durable leur capital immatériel. Ce faisant, ils pourront construire fièrement les bases d’une économie positive et d’un avenir durable. Les pays en développement ont encore la solidarité chevillée au corps. C’est un essentiel à préserver.
«Le Savetier et le Financier» laisse entendre qu'on ne mesure pas la vraie richesse d'un homme à ses finances, que le besoin de possession procède d'une illusion mensongère.La prospérité, financière, matérielle, n'implique pas un contentement. Tout au long de cette fable, se profile aussi l'idée qu'il faut servir l'intérêt commun et non pas l'ambition personnelle, et s'imprime, avec la force du burin, que le lien social est supérieur à l'intérêt personnel. Voici une belle sagesse de la limite à méditer.
« Rien de ce qu’il vaut la peine d’être fait ne peut être accompli en une vie. Par conséquent, nous devons avoir l’Espoir » Inconnu